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Suivi de la charge de travail par l’employeur : une obligation légale depuis 2016
Une obligation initialement imposée par la jurisprudence…

Depuis un arrêt rendu le 29 juin 2011 (Cass. soc. 29-6-2011 n° 09-71.107), la jurisprudence exige que toute convention de forfait en jours soit prévue par un accord collectif dont les stipulations assurent, d’une part, la garantie du respect des durées raisonnables de travail ainsi que des repos, journaliers et hebdomadaires (Cass. soc. 5-10-2017 n° 16-23.106 FS-PB), et, d’autre part, le caractère raisonnable de l’amplitude et de la charge de travail et une bonne répartition du travail dans le temps (Cass. soc. 17-1-2018 n° 16-15.124). Ces garanties passent par l’organisation d’un suivi effectif et régulier permettant à l’employeur de remédier en temps utile à une charge de travail éventuellement incompatible avec une durée raisonnable.

Jusqu’à présent, les nombreuses décisions rendues par la Cour de cassation sur les conséquences du non-respect de ces obligations en matière de suivi de la charge de travail l’ont été en application des règles existantes antérieurement à l’entrée en vigueur de la loi 2016-1088 du 8 août 2016 (dite « loi Travail »). La chambre sociale considère, dans ce cadre, qu’une convention individuelle de forfait est :

– privée d’effet lorsque l’employeur n’exécute pas les obligations conventionnelles concourant à la protection de la santé et à la sécurité des salariés (Cass. soc. 2-7-2014 n° 13-11.940) ;
– nulle lorsque les stipulations de l’accord collectif ne sont pas de nature à assurer la protection de la santé et de la sécurité des salariés (Cass. soc. 24-4-2013 n° 11-28.398).

A noter : Que la convention individuelle de forfait soit nulle ou privée d’effet, le temps de travail du salarié doit être décompté selon le droit commun, soit 35 heures par semaine.
Le salarié peut donc prétendre au paiement d’heures supplémentaires pour les heures effectuées au-delà de cette durée, soit depuis la signature de la convention en cas de nullité, soit à compter du manquement de l’employeur à ses obligations si la convention est privée d’effet, dans les limites, pour les deux situations, du délai de prescription triennale.

 

… reprise et renforcée par la loi Travail

La loi Travail a renforcé l’obligation pour l’employeur d’assurer un suivi de la charge de travail de ses salariés, en reprenant notamment les exigences posées par la jurisprudence. Tout d’abord, elle a repris le principe selon lequel l’employeur est tenu de s’assurer régulièrement que la charge de travail du salarié est raisonnable et permet une bonne répartition dans le temps de son travail (C. trav. art. L 3121-60). Cette disposition est d’ordre public.

Pour permettre à l’employeur de conclure valablement une convention individuelle de forfait en jours, un accord collectif d’entreprise ou de branche, toujours indispensable (C. trav. art. L 3121-63), doit comporter des stipulations relatives au suivi de la charge de travail précisées à l’article L 3121-64, II du Code du travail. Cet accord doit ainsi déterminer les modalités selon lesquelles :

– l’employeur assure l’évaluation et le suivi régulier de la charge de travail du salarié ;
– l’employeur et le salarié communiquent périodiquement sur la charge de travail du salarié, l’articulation entre son activité professionnelle et sa vie personnelle, sa rémunération, ainsi que sur l’organisation du travail dans l’entreprise ;
– le salarié peut exercer son droit à la déconnexion.

Si tel n’est pas le cas, l’article L 3121-65, I du Code du travail prévoit un système de «rattrapage» , au titre des dispositions supplétives, permettant à l’employeur de conclure tout de même une convention individuelle de forfait à condition pour lui :

– d’établir un document de contrôle mentionnant la date et le nombre de journées ou demi-journées travaillées. Ce document peut être établi par le salarié sous la responsabilité de l’employeur ;
– de s’assurer de la compatibilité de la charge de travail du salarié avec le respect des temps de repos quotidien et hebdomadaire ;
– d’organiser un entretien annuel avec le salarié pour évoquer sa charge de travail, l’organisation de son travail, l’articulation entre son activité professionnelle et sa vie personnelle ainsi que sa rémunération.

Quels sont les effets de la méconnaissance par l’employeur de ces obligations supplétives sur la convention individuelle de forfait conclue avec le salarié ? Plus généralement, l’employeur qui manque à ses obligations de suivi régulier de la charge de travail peut-il justifier ses manquements et ainsi échapper à toute sanction ? Si oui, quels motifs peut-il invoquer ? C’est à ces questions que répond la Cour de cassation dans deux arrêts du 10 janvier 2024.

En cas de manquement aux dispositions supplétives sur l’obligation de suivi, le forfait est nul

Dans la première affaire (n° 22-15.782), un salarié engagé le 1er octobre 2016 et soumis à une convention de forfait en jours avait demandé au conseil de prud’hommes la nullité de cette convention. Il faisait notamment valoir que :

– l’accord relatif à la réduction et l’aménagement du temps de travail du 5 septembre 2003 de la convention collective nationale des commerces de détail non alimentaires, servant de fondement juridique à la convention individuelle de forfait qu’il avait conclue, n’avait pas été mis en conformité avec les dispositions de l’article L 3121-64 du Code du travail issu de la loi Travail du 8 août 2016 ;
– aucun document de contrôle sincère n’avait été mis en place par l’employeur en application de l’article L 3121-65 du Code du travail ;
– la société ne s’était pas assurée de la compatibilité de sa charge de travail avec le respect des temps de repos hebdomadaire et quotidien, aucun entretien annuel relatif au suivi du forfait en jours n’ayant été organisé et aucune modalité du droit à la déconnexion définie.

La cour d’appel avait fait droit à sa demande. Elle avait tout d’abord vérifié le contenu de l’accord collectif et constaté qu’il n’était pas conforme aux dispositions de l’article L 3121-64 du Code du travail. Ayant ensuite recherché si l’employeur avait respecté les dispositions supplétives prévues par l’article L 3121-65, I, elle en avait conclu que ce n’était pas le cas.

A noter : La chambre sociale de la Cour de cassation a jugé que les dispositions de l’article 3.2.1 de l’accord du 5 septembre 2003, attaché à la convention collective nationale des commerces de détail non alimentaires du 9 mai 2012, et en cause en l’espèce, ne sont pas de nature à garantir que l’amplitude et la charge de travail restent raisonnables et à assurer une bonne répartition, dans le temps, du travail de l’intéressé. La convention de forfait en jours conclue en application de ce texte est donc nulle (Cass. soc. 14-12-2022 n° 20-20.572). Le seul moyen offert à l’employeur pour tenter d’échapper à la nullité de la convention était donc de démontrer qu’il se conformait aux dispositions de l’article L 3121-65, I du Code du travail.
Les dispositions de la convention collective nationale des commerces de détail non alimentaires du 9 mai 2012 ont été révisées et modifiées en dernier lieu par un avenant n° 12 du 4 avril 2023, étendu par arrêté du 22 septembre 2023 et applicable depuis le 6 octobre 2023.

 

L’employeur s’était alors pourvu en cassation. Il soutenait avoir respecté les dispositions de l’article L 3121-65, I du Code du travail grâce à la mise en place d’un document de contrôle faisant apparaître le nombre et la date des journées et demi-journées travaillées, lorsque le salarié a validé les documents de suivi mensuel, et qu’il convenait de rechercher si la discordance relevée entre le tableau et les jours travaillés n’était pas imputable à une erreur du salarié. Il ajoutait que le défaut d’entretien annuel de suivi, qui conduisait à l’inopposabilité de la convention de forfait en jours, ne pouvait pas être sanctionné par sa nullité.

La Cour de cassation rejette le pourvoi de l’employeur et approuve la cour d’appel d’avoir, au vu des manquements constatés, prononcé la nullité de la convention de forfait. Après avoir rappelé les termes de l’article L 3121-65, I du Code du travail, elle pose le principe selon lequel, en cas de manquement à l’une des obligations prévues par ce texte, l’employeur ne peut pas se prévaloir du régime dérogatoire qu’il institue. La convention individuelle de forfait en jours doit donc être considérée comme nulle.

En l’espèce, l’employeur avait manqué à deux de ces obligations. La cour d’appel avait, d’abord, constaté que les tableaux de suivi ne reflétaient pas la réalité des jours travaillés par le salarié, peu important qu’ils aient pu être renseignés par lui dès lors qu’ils doivent être établis sous la responsabilité de l’employeur, et avait estimé que, dans ces conditions, il apparaissait impossible à l’employeur de s’assurer que la charge de travail était compatible avec le respect des temps de repos quotidien et hebdomadaire. La cour d’appel avait, ensuite, constaté que l’employeur n’avait pas satisfait à son obligation d’organiser avec le salarié un entretien annuel pour évoquer sa charge de travail.

A noter : C’est la première fois à notre connaissance que la Cour de cassation se prononce sur la sanction à appliquer lorsque l’employeur manque aux obligations supplétives prévues par l’article L 3121-65, I du Code du travail.
La solution est, selon nous, logique. En effet, si l’employeur ne respecte pas les obligations découlant des mesures palliatives prévues à l’article L 3121-65 du Code du travail, c’est la validité même de la convention individuelle de forfait, qui ne repose par ailleurs sur aucun support conventionnel valable, qui est atteinte.

 

Manquements de l’employeur à son obligation de suivi : une justification impossible ?

Dans la seconde affaire (n° 22-13.200), un salarié engagé le 1er septembre 2016 en qualité de directeur d’hôtel était soumis à une convention de forfait en jours, prévue par la convention collective nationale des hôtels, cafés, restaurants (HCR). Reprochant à l’employeur un défaut de suivi régulier de sa charge de travail, en l’absence d’organisation d’un entretien annuel, des dépassements des durées maximales de travail et du nombre de jours travaillés prévus dans la convention de forfait, le salarié avait saisi la juridiction prud’homale de diverses demandes.

A noter : Dans un arrêt du 7 juillet 2015 (Cass. soc. 7-7-2015 n° 13-26.444 FS-PB), la chambre sociale avait jugé que les dispositions de l’article 13.2 de l’avenant 1 du 13 juillet 2004 à la convention collective nationale des hôtels, cafés, restaurants du 30 avril 1997 n’étaient pas de nature à assurer la protection de la sécurité et de la santé des salariés soumis à une convention de forfait annuel en jours. Les conventions individuelles de forfait en jours conclues sur le fondement de ce texte devaient être en conséquence annulées.
La branche a par la suite conclu les deux avenants cités dans la présente affaire, à savoir les avenants n° 22 du 16 décembre 2014 et n° 22 bis du 7 octobre 2016. Ce dernier avenant a pour objet de prendre en compte les réserves émises à la suite de l’arrêté d’extension de l’avenant de 2014 selon lesquelles l’article 2.4, relatif « au suivi du temps de travail », devait préciser les modalités concrètes de suivi de la charge de travail, dans le respect des exigences jurisprudentielles relatives à la protection de la santé et de la sécurité des salariés, ainsi que des exigences issues de la loi Travail.
À notre connaissance, la question de la validité des dispositions issues de ce dernier avenant n’a jamais été soumise à la Cour de cassation. En l’espèce, une telle demande n’était pas formulée par le salarié. En effet, ce dernier avait d’abord demandé la nullité de sa convention de forfait en première instance et en appel, puis à ce qu’elle soit privée d’effet devant la Cour de cassation. Par conséquent, le débat ne pouvait porter que sur la question de savoir si les mesures prévues par les dispositions conventionnelles étaient ou non mises en œuvre par l’employeur, écartant ainsi toute possibilité de voir la convention de forfait annulée.

 

La cour d’appel l’ayant débouté de sa demande, le salarié s’était pourvu en cassation. Avec raison pour la chambre sociale de la Cour de cassation, qui censure l’arrêt d’appel.

Des contraintes internes à l’entreprise ne peuvent justifier des manquements à l’obligation de suivi…

La cour d’appel, après avoir constaté qu’aucun entretien n’avait eu lieu pour l’année 2018, avait cependant estimé le grief du salarié non fondé, au motif que l’employeur justifiait de contraintes internes de fonctionnement. L’employeur faisait en effet valoir que, en raison de la démission de son directeur général, le 31 décembre 2018, et de la prise de fonction, le 21 janvier 2019, du nouveau directeur des opérations, les directeurs des différents hôtels avaient été convoqués en mars 2019 à l’entretien individuel de suivi du forfait cadre au titre de l’année 2018. Les juges avaient estimé que le report de la date d’entretien du salarié au 6 mars 2019 était admissible et légitime.

Après avoir rappelé les termes des articles L 3121-60, L 3121-64, II et des avenants 22 et 22 bis à la convention collective nationale des HCR, la chambre sociale considère que les motifs retenus par la cour d’appel pour juger que l’employeur avait satisfait à son obligation de suivi, tenant à des contraintes internes à l’entreprise, étaient inopérants, alors qu’elle avait constaté que, lors de l’entretien réalisé en 2017, le salarié avait signalé l’impact sérieux de sa charge de travail et le non-respect ponctuel du repos hebdomadaire, que le repos hebdomadaire n’avait pas été respecté à plusieurs reprises en 2018 et que les convocations pour l’entretien pour 2018 n’avaient été adressées qu’en mars 2019. En se prononçant ainsi, les juges du fond avaient donc violé les dispositions précitées.

A notre avis : La chambre sociale insiste à nouveau sur la nécessité pour l’employeur d’assurer un suivi régulier de la charge de travail du salarié, énoncée par l’article L 3121-60, d’ordre public. Il en résulte que des contingences propres à l’entreprise ne peuvent pas permettre à l’employeur de se dispenser de ses obligations légales et conventionnelles en la matière.
Restent des interrogations : pour «neutraliser» l’argument de l’employeur tenant à ses contraintes internes, la Cour de cassation fait état du retard de plusieurs mois avec lequel l’entretien pour 2018 avait été organisé, ainsi que d’autres éléments constatés par la cour d’appel et faisant présumer un défaut de suivi de la part de l’employeur (signalement effectué par le salarié en 2017 et, semble-t-il, resté sans suite, non-respect à plusieurs reprises du repos hebdomadaire). Est-ce à dire que, si le retard avait été moindre, ou en l’absence de ces autres éléments, l’argument des contraintes internes aurait pu être retenu ? Et qu’en aurait-il été si les contraintes avaient été plus impérieuses ?

 

… non plus que la réparation ultérieure de ces manquements par l’employeur

Le salarié reprochait aussi à l’employeur le non-respect du repos hebdomadaire ainsi qu’un dépassement des durées maximales de travail et du nombre de jours travaillés prévus dans la convention.

La cour d’appel avait également rejeté ces griefs en retenant que les jours de travail supplémentaires avaient été récupérés ou rémunérés et que l’employeur avait donné au salarié des informations sur le forfait en jours et l’avait alerté sur la situation. Là encore, la Cour de cassation considère que la cour d’appel avait statué par des motifs inopérants, alors qu’elle avait constaté, d’une part, que le repos hebdomadaire n’avait pas été respecté à plusieurs reprises en 2016, 2017 et 2018, d’autre part, que le forfait annuel avait été dépassé de 25 jours en 2016, 26 jours en 2017 et 30 jours en 2018, ce dont il résultait que l’employeur qui s’était abstenu de mettre en place des mesures de nature à remédier en temps utile à la charge de travail incompatible avec une durée raisonnable de travail, charge dont il avait été informé, avait manqué à ses obligations légales, telles qu’énoncées aux articles L 3121-60, L 3121-64 et L 4121-1 du Code du travail.

A notre avis : Pour la chambre sociale, les méconnaissances répétées du repos hebdomadaire et le dépassement systématique du nombre de jours de travail prévus au forfait mettaient elles-mêmes en lumière le manquement de l’employeur à son obligation de suivi de la charge de travail. Le fait même que les jours avaient été «après coup» récupérés ou rémunérés montrait que l’employeur n’avait pas pris les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs, en violation de son obligation de sécurité prévue par l’article L 4121-1 du Code du travail, et que, contrairement à ce qu’exige la jurisprudence de la Cour de cassation, il n’avait pas remédié en temps utile à la charge de travail du salarié, qui était incompatible avec une durée raisonnable de travail.

 

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La Cour de cassation apporte deux intéressantes précisions sur le suivi par l’employeur de la charge de travail du salarié au forfait jours, l’une sur la sanction applicable si l’employeur méconnaît les obligations mises à sa charge par la loi quand la convention collective instaurant le forfait ne prévoit pas des garanties suffisantes, l’autre quant au contenu de cette obligation.
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