Abandon de principe de la théorie du préjudice nécessaire
Depuis le revirement de jurisprudence effectuée par l’arrêt du 13 avril 2016, la Cour de cassation est revenue sur sa jurisprudence qui admettait que certains manquements de l’employeur causent nécessairement préjudice au salarié sans que celui-ci ait à en prouver la réalité. Désormais, le principe est que « l’existence d’un préjudice et l’évaluation de celui-ci relèvent du pouvoir souverain d’appréciation des juges du fond ». Cela implique que le salarié qui demande réparation d’un dommage né d’un manquement de son employeur doit prouver son préjudice.
► Toutefois, à côté de ce principe réaffirmé par une jurisprudence constante, la Cour de cassation admet des exceptions et reconnaît que pour certains manquements de l’employeur, leur seule constatation ouvre droit à réparation (pour plus de détails, voir le tableau ci-après).
Par quatre arrêts du 11 mars 2025, la Cour de cassation donne de nouvelles illustrations sur des situations où les manquements de l’employeur n’ouvrent pas droit automatiquement à réparation.
Le non-respect du suivi médical renforcé du travailleur de nuit n’ouvre pas automatiquement droit à réparation (arrêt du 11 mars 2025 n° 21-23.557)
Un salarié, passé à un horaire de nuit, n’a pas bénéficié de la visite médicale devant précéder l’affectation à un travail de nuit, ni d’un suivi médical régulier, prévu par l’article 9 de la directive 2003/88/CE du Parlement européen et du Conseil, du 4 novembre 2003, et par l’article L.3122-11 du code du travail. Le salarié demande réparation. La cour d’appel déboute le salarié au motif qu’il ne démontrait pas la réalité et la constance de son préjudice. Le salarié se pourvoi en cassation au motif que le seul constat du non-respect des dispositions protectrices en matière de suivi médical renforcé pour travail de nuit ouvre droit à réparation.
Avant de se prononcer, la Cour de cassation a saisi la CJUE d’une question préjudicielle sur l’interprétation de l’article 9 de la directive, pour s’assurer que la subordination de l’indemnisation du manquement la démonstration d’un préjudice n’est pas contraire au droit de l’Union. Question à laquelle la CJUE, dans un arrêt du 20 juin 2024 (CJUE 20 juin 2024, aff. C-367/23) a répondu positivement : il n’est pas contraire à l’article 9 de la directive, de subordonner l’indemnisation du salarié, à la démonstration d’un préjudice résultant du manquement au suivi médical du travailleur de nuit.
Sur la base de l’arrêt rendu par la CJUE le 20 juin 2024, la Cour de cassation retient que le manquement de l’employeur à son obligation de suivi médical du travailleur de nuit n’ouvre pas, à lui seul, le droit à réparation. Il incombe alors au salarié de démontrer le préjudice qui en résulterait afin d’en obtenir la réparation intégrale. Pour la Cour un tel manquement n’engendre pas nécessairement une atteinte à la santé du travailleur concerné ni, dès lors un dommage.
Le manquement de l’employeur à son obligation de garantir la prise de congés payés chaque année n’ouvre pas automatiquement droit à réparation automatique (arrêt du 11 mars 2025 n° 23-16.415)
Une salariée, empêchée par son employeur de prendre ses congés payés pour l’année 2016, réclame une indemnité au titre du préjudice subi du fait du manquement de son employeur à l’obligation de sécurité. La cour d’appel ne fait pas droit à ses demandes au motif qu’elle ne précisait pas le préjudice résultant du manquement par son employeur à l’obligation de sécurité.
La Cour de cassation est du même avis que la cour d’appel et affirme que le manquement de l’employeur à son obligation en matière de droit à congé payé n' »ouvre pas à lui seul, le droit à réparation et il incombe au salarié de démonter un préjudice distinct qui en résulterait ». Autrement dit, un salarié estimant ne pas avoir été mis en mesure de prendre ses congés annuels, qui ne démontre pas un préjudice distinct, qui n’est pas d’ores et déjà réparé par le report ou le versement de l’indemnité compensatrice, ne peut obtenir réparation.
La nullité d’une convention de forfait n’ouvre pas automatiquement droit à réparation (arrêts du 11 mars 2025 n° 23-19.669 et n° 24-10.452)
Deux salariés soumis à une convention de forfait jours, réclament, à la suite de leur licenciement, à leurs employeurs respectifs des dommages-intérêts en raison de l’irrégularité du forfait jours : l’un au titre de la nullité de la convention de forfait conclue sur la base d’un accord collectif non valide car ne contenant pas de garanties suffisantes en matière de charge de travail (pourvoi n° 23-19.999), l’autre pour non-respect par l’employeur des dispositions conventionnelles sur le suivi de la charge de travail (pourvoi n° 24-10.452).
Ces demandes sont rejetées par les cours d’appel. Bien que celles-ci reconnaissent l’invalidité des forfaits jours, elles estiment que les salariés ne justifient pas d’un préjudice subi autre que celui déjà réparé par l’octroi d’un rappel de salaire au titre des heures supplémentaires effectuées.
La Cour de cassation confirme les solutions de cour d’appel, et pose pour principe qu’une convention de forfait jours déclarée nulle ou privée d’effet ne constitue pas automatiquement un préjudice. Si le salarié veut obtenir réparation, il doit démontrer l’existence d’un préjudice distinct résultant du défaut.
Tableau récapitulatif
Nous vous présentons un tableau récapitulatif distinguant les manquements ouvrant droit à réparation automatique des manquements nécessitant la preuve de l’existence d’un préjudice.
Manquement de l’employeur |
Réparation automatique |
Preuve d’un préjudice |
Solution de la Cour de cassation |
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Durée du travail |
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Dépassement de la durée maximale de travail hebdomadaire |
x | « Le seul constat du dépassement de la durée maximale de travail ouvre droit à réparation » (arrêt du 26 janvier 2022). | |
Dépassement de la durée maximale de travail journalière |
x |
« Le seul constat du dépassement de la durée maximale de travail ouvre droit à réparation » (arrêt du 11 mai 2023). |
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Non-respect du temps de repos quotidien |
x |
« Le seul constat que le salarié n’a pas bénéficié du repos journalier de 12 heures entre deux services ouvre droit à réparation » (arrêt du 7 février 2024). |
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Non-respect du temps de pause quotidien |
x |
« Le seul constat du non-respect du temps de pause quotidien ouvre droit à réparation » (arrêt du 4 septembre 2024). Il s’agit d’un revirement de jurisprudence (arrêt du 19 mai 2021). |
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Nullité du forfait jour |
x |
Une convention de forfait jours déclarée nulle ou privée d’effet ne constitue pas automatiquement un préjudice. Si le salarié veut obtenir réparation, il doit démontrer l’existence d’un préjudice distinct résultant du défaut (arrêts du 11 mars 2025 n° 23-19.669 et n° 24-10.452). |
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Congé payé |
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Non-respect du droit à congé payé |
x |
Le manquement de l’employeur à son obligation en matière de droit à congé payé « n’ouvre pas à lui seul, le droit à réparation et il incombe au salarié de démonter un préjudice distinct qui en résulterait » (arrêt du 11 mars 2025, n° 23-16.415). |
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Sécurité et santé au travail |
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Faire travailler un salarié pendant son arrêt maladie |
x |
Le seul constat du manquement de l’employeur en ce qu’il a fait travailler un salarié pendant son arrêt de travail pour maladie ouvre droit à réparation (arrêt du 4 septembre 2024). En revanche, le salarié n’est pas fondé à demander un rappel de salaires pour les heures de travail effectuées pendant son arrêt maladie (arrêt du 2 octobre 2024). |
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Faire travailler une salariée pendant son congé de maternité |
x |
Le seul constat du manquement de l’employeur à son obligation de suspendre toute prestation de travail durant le congé de maternité, ouvre droit à réparation pour la salariée (arrêt du 4 septembre 2024). En revanche, le salarié n’est pas fondé à demander un rappel de salaires pour les heures de travail effectuées pendant son congé de maternité (arrêt du 2 octobre 2024). |
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Absence ou retard d’organisation d’une visite de reprise |
x |
En cas de non-respect par l’employeur de l’obligation de soumettre le salarié à une visite de reprise dès la décision de classement en invalidité de deuxième catégorie, il appartient au salarié de démontrer l’existence d’un préjudice (arrêt du 4 septembre 2024). Il en est de même en cas de non-respect par l’employeur de l’obligation de faire bénéficier une salariée d’une visite de reprise à l’issue de son congé de maternité (arrêt du 4 septembre 2024). Confirmation d’une jurisprudence (arrêt du 30 septembre 2020). |
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Absence d’organisation d’une visite d’embauche |
x |
« L’existence d’un préjudice et l’évaluation de celui-ci relèvent du pouvoir souverain d’appréciation des juges du fond ». Le fait que le salarié n’ait pas bénéficié d’une visite médicale d’embauche n’ouvre pas droit à indemnisation car il ne justifie pas du préjudice qui en serait résulté pour lui (arrêt du 27 juin 2018). |
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Absence de délivrance de l’attestation d’exposition à l’amiante et de l’attestation d’exposition aux produits cancérogènes CMR |
x |
L’existence d’un préjudice et l’évaluation de celui-ci relèvent du pouvoir souverain d’appréciation des juges du fond. La non remise par l’employeur de l’attestation d’exposition à l’amiante et de l’attestation d’exposition aux produits cancérogènes CMR nécessite, pour ouvrir droit à des dommages-intérêts que les salariés justifient du préjudice qui en était résulté pour eux (arrêt du 4 septembre 2024). |
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Méconnaissance par l’employeur des préconisations du médecin du travail |
x |
L’existence d’un préjudice et l’évaluation de celui-ci relèvent du pouvoir souverain d’appréciation des juges du fond. La cour d’appel, dans l’exercice de son pouvoir souverain, a constaté que le salarié se bornait à une déclaration de principe d’ordre général sans caractériser l’existence d’un préjudice dont il aurait personnellement souffert. Le salarié est débouté de demande de dommages-intérêts pour méconnaissance par l’employeur des préconisations du médecin du travail (arrêt du 9 décembre 2020). |
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Absence de suivi médical régulier du travailleur de nuit |
x |
Le manquement de l’employeur à son obligation de suivi médical du travailleur de nuit n’ouvre pas, à lui seul, le droit à réparation. Il incombe alors au salarié de démontrer le préjudice qui en résulterait afin d’en obtenir la réparation intégrale (arrêt du 11 mars 2025, n° 21-23.557). |
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Autres |
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Perte injustifiée de l’emploi du salarié |
x |
« Il résulte de l’article L.1235-5 du code du travail que la perte injustifiée de son emploi par le salarié lui cause un préjudice dont il appartient au juge d’apprécier l’étendue » (arrêt du 13 septembre 2017). |
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Absence de mise en place des institutions représentatives du personnel |
x |
« L’employeur qui n’a pas accompli, bien qu’il y soit légalement tenu, les diligences nécessaires à la mise en place d’institutions représentatives du personnel, sans qu’un procès-verbal de carence ait été établi, commet une faute qui cause un préjudice aux salariés, privés ainsi d’une possibilité de représentation et de défense de leurs intérêts » (arrêt du 28 juin 2023 et arrêt du 17 octobre 2018). |
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Atteinte à l’intimité de la vie privée du salarié |
x |
La seule constatation de l’atteinte à la vie privée ouvre droit à réparation. En l’espèce il y avait eu atteinte à la vie privée par la production dans le cadre d’un litige d’un message adressé à une autre salariée sur le réseau Facebook non indispensable à l’exercice du droit à la preuve (arrêt du 12 novembre 2020). |
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Défaut de remise des documents de fin de contrat |
x |
« L’existence d’un préjudice et l’évaluation de celui-ci relèvent du pouvoir souverain d’appréciation des juges du fond. La cour d’appel, ayant constaté que le salarié n’avait subi aucun préjudice résultant du défaut de délivrance des documents de fin de contrat », le salarié est débouté de sa demande de dommages-intérêts (arrêt du 14 septembre 2016). |
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Défaut d’information sur la convention collective applicable |
x |
L’existence d’un préjudice et l’évaluation de celui-ci relèvent du pouvoir souverain d’appréciation des juges du fond. La cour d’appel, a relevé que la salariée, qui occupait un poste de cadre administratif et détenait la moitié du capital social de la société employeur, était en mesure de connaître la convention collective applicable et d’en vérifier l’application et qu’elle ne démontrait pas l’existence d’un préjudice (arrêt du 17 mai 2016). |
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Atteinte à l’intérêt collectif de la profession |
x |
La violation de dispositions conventionnelles cause nécessairement un préjudice à l’intérêt collectif de la profession. (arrêt du 20 janvier 2021). |

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